2019 - 2021
BALADE AU BOUT DU MONDE…
À propos de l'exposition "SILENCES"
par Elodie Vermeil
Journaliste indépendante, Abidjan
« La beauté est dans les yeux de celui qui regarde », disait Oscar Wilde.
Vanessa Moulin, elle, pose les siens là où l’on a pris l’habitude de ne plus voir. Dans les angles morts de l’esthétique conventionnelle, interstices d’un monde en perpétuel mouvement où les friches du passé, peuplées d’artefacts tombés en désuétude, s’émoussent lentement sous l’inexorable action d’un temps précipité.
La poésie méditative de la balade à laquelle elle nous convie, à travers cette série de vingt-quatre tableaux, a quelque chose de la sagesse orientale. Du wabi-sabi[i] au kintsugi[ii], il n’y a qu’un pas, qu’elle esquisse avec une grâce pudique dans ces espaces déconstruits puis reconstruits, colmatant les fêlures du monde – en même temps que ses propres failles – avec l’or de sa psyché.
De quoi parle-t-on au juste ? D’un petit bout de femme au profil multiculturel promenant depuis l’enfance son regard curieux et décalé de l’Angleterre à la Nouvelle-Calédonie, de la Nouvelle-Calédonie à l’Australie, de l’Australie à la France. Puis en Afrique – où cette artiste pluridisciplinaire précisera les contours de son style –, de Pointe-Noire à Abidjan, d’Abidjan à Bamako, de Bamako à Cotonou…
Géographies à géométrie variable qu’elle convoque dans des œuvres annulant l’espace et le temps, laissant ainsi place à toutes les interprétations.
« Mon travail récent est basé sur du photomontage que je reproduis en œuvres uniques à la peinture acrylique. Je photographie divers éléments du paysage urbain, avec une préférence pour les éléments inertes, transformés, non organiques tels que des poteaux électriques, des murs, des panneaux routiers, des bâtiments. Je vais ensuite retravailler librement les clichés sur Photoshop en en extrayant des éléments ou au contraire en en ajoutant, puis assembler le tout pour créer une composition, proposer une mise en scène et finaliser un décor comme point de départ d’une nouvelle histoire, sans repère précis de temps ni de lieu. C’est un travail qui s’effectue sur des semaines, car je peux avoir la mémoire d’une photo que j’ai prise il y a des années, et savoir quelle partie de cette photo irait bien sur le tableau que je souhaite construire. J’y retourne régulièrement et le photomontage évolue jusqu’à ce que je trouve une composition qui me parle, avec les éléments et l’ambiance que je voulais y mettre. Chaque tableau peut contenir jusqu’à dix clichés parcellaires, enrichis, si nécessaire, de compléments visuels sortis de mon imagination. Une fois que j’ai finalisé ce travail de ‘’patchwork’’, je reproduis le résultat obtenu sur des toiles ou des morceaux de contreplaqué, à l’aide de projecteurs, de grilles et parfois même de papier calque pour certains détails. L’intérêt du processus créatif ne réside pas dans la maîtrise technique, mais dans l’assemblage et le design des photos, puis leur ‘’réimpression’’. La phase de peinture, qui pourra parfois me prendre jusqu’à neuf-dix heures de travail par jour, est purement ‘’artisanale’’ et humanise l’œuvre, à l’heure où l’on peut reproduire quasiment n’importe quelle technique grâce à Photoshop, mais sans les effets de la matière. Le satiné de l’acrylique et les coups de pinceaux apparents me tiennent particulièrement à cœur.
Mon but, à travers ces œuvres, est de permettre une échappée onirique ou un questionnement personnel au spectateur. J’essaie de figer sur la toile un moment en suspens, important, qui pourrait être déterminant et où tout pourrait basculer dans une direction ou une autre. À partir de là, libre à chacun de s’approprier la scène comme point de départ de sa propre histoire. La charge émotionnelle et l’intensité de la scène doivent servir de déclencheur. Dans mon travail, l’homme n’est pas le sujet principal, il n’est qu’un élément parmi les autres dans la composition, au service d’une histoire plus grande, plus universelle et qui le dépasse. »
Après les portraits entamés à Abidjan et les séries « Midi à Bamako », « Revive » et « LESS », « Silences » s’impose comme un corpus exigeant et marque un point de rupture dans l’écriture de l’artiste. S’émancipant de tout désir de consensualité, Vanessa Moulin s’affranchit ici du regard d’autrui et nous propose une fascinante cartographie de ses projections mentales, livrant un ressenti plus personnel, plus tourmenté. Un pari osé qui se joue des exubérantes couleurs de l’Afrique pour la dépeindre en noir et blanc, dans sa nudité brute, et sous un jour qui ne cadre pas avec les représentations traditionnelles du continent : celui d’une certaine solitude. Une élégie en demi-teintes au diapason de cette angoisse diffuse qui imprègne le monde à l’heure où, de ce côté-ci de l’océan comme de l’autre, on ne peut plus prendre demain pour acquis.
Et pourtant, partout la beauté plane, évanescente, à l’image des grands fronts nuageux envahissant certaines toiles et de ces silhouettes furtives figées dans leurs envolées oniriques[iii]. Elle est dans l’arbre nu qui déploie son ombre décharnée sur le mur d’un immeuble hérissé d’antennes paraboliques. Dans la dignité nonchalante d’un homme aux allures de Pierrot se maintenant en équilibre sur sa bicyclette éclatée comme un fruit trop mûr. Dans ce nuage esseulé que l’on croirait pris au piège des fils électriques balafrant son ciel. Dans cette route du non-retour bordée de lampadaires. Cette station-service surgie de nulle part, ces palmiers nostalgiques faseyant dans l’absence, ce chariot-poubelle abandonné qui semble dialoguer avec un petit claustra, ces chaises vides… Ces hommes, femmes et enfants qui ne font que passer.
Le parti pris du noir et blanc signe une intention graphique, mais aussi métaphorique. Il donne du piqué à la vie, rehausse son essentialité, lui confère texture et relief. Force le regard à habiter ces mondes oubliés, engloutis sous la lente érosion du temps. En détournant les signes des indicateurs qui balisent aujourd’hui nos existences (panneaux, enseignes, banderoles, feux de signalisation…) et en mêlant les temporalités du passé et d’un présent qui fuit et s’efface toujours trop tôt, Vanessa Moulin met à jour le palimpseste que sont devenues nos sociétés modernes, dans des compositions à la désolation paradoxalement dénuée de tristesse. On y croise les influences de l’artiste : les paysages fantomatiques d’un Giorgio de Chirico ; la solitude urbaine que dépeignait si merveilleusement Hopper, peintre du confinement avant l’heure ; l’inquiétude diffuse émanant du « Christina’s World » d’Andrew Wyeth, ou encore la précision architecturale des représentations de la ville caractéristique de l’œuvre de Jeffrey Smart…
Autant de friches et d’intermondes où l’absence de codes sociaux, le « rien du tout », laissent libre cours à l’imaginaire et à la réinvention de soi. « Dans un monde sophistiqué où tout est ordonné, propre et lisse, une fleur joliment arrangée aura moins d’impact que dans un lieu déserté ou un endroit en ruine ».
La beauté est dans les yeux de celle qui regarde…
Par Elodie Vermeil – Journaliste indépendante, Abidjan.
[i] Le wabi-sabi relie deux principes : wabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie…) et sabi (l’altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets, le goût pour les choses vieillies, pour la salissure, etc.). Le wabi fait référence à la plénitude et la modestie que l’on peut éprouver face aux phénomènes naturels, et le sabi, la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes.
[ii] Le kintsugi (« jointure en or ») ou kintsukuroi (« réparation en or ») est une méthode japonaise de réparation des porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de poudre d’or. Le kintsugi s’inscrit dans la pensée japonaise du wabi-sabi qui invite à reconnaître la beauté qui réside dans les choses simples, imparfaites et atypiques. En psychologie, l’art du kintsugi est souvent utilisé comme symbole et métaphore de la résilience.
[iii] Notamment « Spark » et « Moment of Epiphany », qui marquent le début de cette série, entamée en 2019.